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Consécration et limites du principe de loyauté de la preuve : quelle réalité ? Le point de vue de l'avocat

Civil - Procédure civile et voies d'exécution
Pénal - Procédure pénale
26/08/2019
La 5e rencontre de la cour d'appel de Paris et de la Faculté de droit de Sceaux a eu lieu le 20 juin 2019 à la cour d'appel de Paris autour du principe de loyauté de la preuve. 
L’administration de la preuve devant la chambre internationale
Si l’on voulait être provocateur, on pourrait dire que la « souplesse » du droit de la preuve français cache en réalité une certaine pauvreté à la fois en droit et en pratique. Au contraire de nombreux systèmes de droit, notre droit ne dispose pas de règles très précises de recevabilité de la preuve en matière civile (et à peine plus en matière pénale). A part l’article 145 du Code de procédure civile, les mécanismes d’obtention forcée ne sont que très peu mis en œuvre et la preuve testimoniale est quasiment inexistante. On peut affirmer sans exagérer que le juge s’implique très peu dans l’administration judiciaire de la preuve en matière civile qui est vécue comme la chose des parties, en pratique, même lorsque c’est le juge qui est à l’origine des éléments de preuve comme par exemple dans le cas des expertises judiciaires.

Pourtant, notre droit n’est pas totalement défaillant et il existe dans le Code de procédure civile un certain nombre de dispositions qui, utilisées efficacement, pourraient servir de base à un véritable dispositif d’administration de la preuve comparable à maints égards à ceux qu’offrent les systèmes étrangers notamment de common law. Ce sont ces dispositions que nous avons souhaité faire vivre lorsque nous avons travaillé sur le protocole d’accord relatif à la procédure devant la Chambre Internationale de la cour d’appel de Paris.

Cette chambre fait partie des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics, les tribunaux et le barreau pour tenter d’attirer vers Paris des contentieux importants et en plus grand nombre, notamment dans l’environnement judiciaire européen post-Brexit. Traditionnellement, la place de Londres était très appréciée des acteurs des affaires internationales et s’y réglait un très grand nombre de différends qui n’avaient aucun rapport avec le Royaume-Uni.
Après le Brexit, s’il a lieu un jour, les jugements anglais ne circuleront plus dans l’espace européen avec la même facilité.

Il faut saisir cette occasion pour nous « vendre » à l’étranger. Toutefois, le peu d’appétit de notre système pour les questions de preuve est connu parmi les acteurs du commerce international. On sait notamment que l’accès à la preuve est difficile en France. Or, c’est l’un des grands avantages que présentent d’autres systèmes : l’accès à la preuve est facilité, aménagé, avec une plus grande implication du juge qui peut par exemple ordonner la production de certains documents ou entendre des témoins dans le procès civil. On aurait tort de croire que ces mécanismes sont l’apanage des systèmes de common law. Les tribunaux néerlandais ou allemands, qui sont nos grands concurrents dans cette opération de séduction internationale, disposent de moyens très efficaces pour favoriser l’accès à la preuve.

En réalité, le principe de la loyauté de la preuve se traduit aussi par le fait de ménager un véritable accès à la preuve aux parties. Que penser des cas dans lesquels une partie serait dans l’impossibilité totale de faire valoir ses droits en justice à défaut d’accès à des éléments de preuve détenus par l’autre partie mais que celle-ci refuse de verser aux débats, comme elle en a le droit d’ailleurs en vertu du droit français ? L’hypothèse n’est pas théorique.

N’existe-t-il pas une certaine déloyauté à permettre à une partie de s’abstraire entièrement d’exécuter ses obligations parce que l’autre n’est pas en mesure de rapporter une preuve suffisante pour convaincre un juge ?
C’est la raison pour laquelle l’administration judiciaire figure en bonne place dans notre protocole. Nous avions tous conscience de l’importance du sujet au regard de l’objectif : sans changer notre droit, convaincre les opérateurs du commerce international qu’en insérant dans leur contrat une clause donnant compétence à la chambre internationale des juridictions parisiennes, ils trouveraient des juges à même de répondre à leurs préoccupations probatoires, en donnant vie à ces dispositions du Code de procédure civile d’ordinaire peu appliquées.

Dans le protocole, on retrouve toute la déclinaison des mesures probatoires les plus importantes, sous le contrôle du juge à qui il est donné un rôle primordial sur le sujet.
(i) Audience de mise en état spéciale sur les mesures d’administration judiciaire de la preuve.
Après le premier échange de conclusions, une audience de mise en état spéciale est organisée consacrée à la preuve. Le conseiller de la mise en état peut ordonner la comparution personnelle des parties à cette audience.
C’est à cette audience que les parties peuvent présenter leurs demandes probatoires, tout refus du conseiller de la mise en état devant être motivé. On voit bien que le protocole a entendu donner au juge un rôle fondamental ce qui correspond à une attente légitime des plaideurs : que leurs demandes soient entendues par un juge, et surtout qu’il y soit répondu par une décision motivée, ce qui constitue une protection de leur droit à accéder à la preuve.

Production forcée de documents
Jusqu’à présent, c’était le véritable point faible du procès civil français. Il était très difficile d’obtenir un véritable accès aux éléments de preuve détenus par un adversaire dans un procès. Certes, l’article 145 du Code de procédure civile est très utile, mais son application se heurte à des difficultés dont on dira un mot plus tard. Quoiqu’il en soit, l’article 145 s’applique avant tout procès, et n’est donc pas pertinent au cas d’espèce.

Le protocole prévoit que l’on peut demander au juge d’ordonner la production de catégories de documents précisément identifiés en application notamment des dispositions des articles 11 et 142 du Code de procédure civile qui prévoient la possibilité pour le juge d’ordonner la production forcée de documents. C’est une différence majeure avec l’application traditionnellement faite de ces dispositions par le juge civil : il exigeait l’identification d’une pièce spécifique ce qui en pratique était souvent impossible.

A présent, on peut demander la production d’une catégorie de documents : par exemple, en matière de responsabilité des produits défectueux, « tous les documents relatifs au design de telle ou telle pièce entre telle et telle année. » A droit constant, on se rapproche des avantages de la discovery sans tomber dans ses inconvénients.

Comparution personnelle des parties
Le Code de procédure civile contient pas moins de quinze articles sur la comparution personnelle des parties. Pourtant, en plus de trente ans de carrière, je ne l’ai jamais vu ordonner. Aujourd’hui, outre le droit de demander la comparution réaffirmée par le protocole, tout refus de la part du juge doit être motivé.
En outre, et c’est une nouveauté qui doit être soulignée, si le juge y consent, les parties peuvent être invitées à répondre directement aux questions des autres parties. Sans aller jusqu’à autoriser la cross examination, le protocole souhaite introduire davantage de flexibilité dans l’interrogation des parties (et des témoins).

Les témoins et techniciens
La cour ou le conseiller de la mise en état peut soit d’office, soit à la demande d’une partie, décider d’entendre des témoins en application des dispositions du Code de procédure civile relatives aux déclarations des tiers. Nous avons voulu conserver un système où la base du témoignage est écrite. 

C’est la pratique devant les tribunaux anglais par exemple ou en matière d’arbitrage –« witness statements ». Ainsi, pour être entendu, un témoin doit avoir préalablement témoigné par écrit dans une attestation –qui peut être dactylographiée.
Ces témoins peuvent être des techniciens désignés par les parties. Là encore, l’idée n’est pas de remplacer l’expertise judiciaire mais d’introduire une alternative sous forme d’expertise commandées par les parties, comme cela se fait dans la plupart des autres systèmes.

Les coûts
Les frais des témoins appelés sont avancés par la partie qui les appelle. La question des coûts a été longuement discutée pendant les séances de travail. Les systèmes où le droit de la preuve est très développé sont généralement onéreux et mettent en place un dispositif judiciaire très précis sur le sort des coûts de procédure. Il a été décidé que les frais feraient partie des dépens mais qu’une partie du débat au fond serait réservé à la question des frais et dépens qui va nécessairement prendre plus d’importance qu’aujourd’hui, comme dans le système anglais.

Article 145 du Code de procédure civile : limites et incompréhensions
En écho aux propos de Thomas Vasseur sur la loyauté du requérant, je souhaiterais faire part de mon incompréhension de la jurisprudence de la cour de cassation sur la nécessité de justifier les circonstances imposant de déroger au contradictoire.

Aujourd’hui, en effet, la mesure d’instruction doit être rétractée s’il n’est pas démontré qu’il existe des circonstances qui justifient la dérogation au contradictoire. Or, en matière de saisie civile de documents, cela me paraît relever d’une sévérité excessive et inutile. En effet l’examen de la jurisprudence, et mon expérience personnelle, montrent que le risque de déperdition des preuves ne suffit pas pour justifier la dérogation au contradictoire. Il faut que la requête expose avec précision quels sont ces risques et les circonstances qui font craindre qu’ils se matérialisent.

Je comprends l’attachement du juge au principe du contradictoire. Mais on sait l’effet de surprise est fondamental pour éviter la déperdition des preuves. De surcroit c’est une précaution inutile au moins pour deux raisons :
- d’abord l’instance en rétractation introduit le contradictoire : le défendeur a la mesure peut soulever les arguments qu’il aurait soulevés lors d'une audience de référé : absence de motif légitime, inutilité des mesures, illicéité etc. Le principe du contradictoire est donc respecté, certes à un moment différent, mais avec les mêmes résultats puisque le débat peut mener à la rétractation
- aujourd’hui la pratique du séquestre est généralisée ; les intérêts du défendeur sont donc protégés.

J’appelle de mes vœux une réforme qui permettrait de généraliser la voie non contradictoire, seule à même de préserver l’intégrité de la preuve, sous un strict contrôle judiciaire a posteriori. Il s'agirait de permettre de geler la situation probatoire avant le procès pour s'assurer que le défendeur ne fasse pas disparaître les éléments de preuve nécessaires à la solution du procès.

Le débat contradictoire s'instaurerait ensuite dans le cadre de l'instance en rétractation comme c'est déjà le cas actuellement. Les documents seraient séquestrés dans l'attente de l'issue du débat. L'ébauche de ce système existe dans les nouvelles dispositions du Code de commerce signalées par Thomas Vasseur (qui ont effectivement vocation à figurer dans le Code de procédure civile plutôt que dans le Code de commerce) mais je pense qu'on peut aller plus loin dans le sens de l'effectivité de l'accès à la preuve qui me semble être une composante importante du principe de loyauté.

Quand le pénal (ou le quasi-pénal) rencontre le civil
Le principe de loyauté est apprécié très différemment entre la matière civile et la matière pénale. Pour ne citer que l’exemple le plus connu, il est parfaitement possible d’utiliser dans le procès pénal des enregistrements réalisés à l’insu de la personne enregistrée, alors que c’est interdit en matière civile. Généralement, l'exigence de loyauté de la preuve est moindre en matière pénale. Dès lors que l’autorité publique n’a pas participé à la confection de preuves déloyales, la preuve est admissible. C’est le cas par exemple d’enregistrements clandestins, mais aussi de documents volés. Et encore, la participation de l’autorité publique est appréciée de façon très libérale par la jurisprudence. Ainsi, par exemple, dans le cas des documents volés, la jurisprudence a pu accepter l’utilisation de données volées saisies dans le cadre d’une enquête pénale et à la reconstitution desquelles le voleur avait participé en coopération avec les enquêteurs postérieurement à la saisie (affaire Falciani).

Nous sommes donc en présence de deux régimes très différents. Et pourtant, ils ont vocation à se rencontrer ou plus précisément le régime plus libéral (pénal) a vocation à faire irruption au sein du monde plus strict (civil) car la frontière entre les deux est rendue poreuse par les décisions qui acceptent désormais largement la production de pièces pénales dans le procès civil. Encore récemment, la Cour de cassation dans un arrêt de la 2ème chambre civile du 26 mars 2019 a rappelé qu'une partie à un procès civil peut être autorisée à produire des pièces d'une instruction en cours par le Procureur de la République en vertu de l'article R. 156 du Code de procédure pénale. Cette jurisprudence s'inscrit dans le prolongement de l'arrêt du 30 juin 2016 de la première chambre civile (affaire Tapie) qui proclame que le secret de l'instruction n'est opposable ni à la partie civile (solution connue) ni au ministère public lequel peut librement communiquer des pièces d'une instruction en cours dans une procédure où il intervient comme partie jointe.

Il en est de même des pièces obtenues dans le cadre de procédure quasi-pénales, comme par exemple les procédures devant l'Autorité de la Concurrence ou l'AMF pour lesquelles il existe une disposition spéciale, l'article L. 621-12-1 du Code monétaire et financier (le « CMF »), aux termes duquel :

« L’Autorité des marchés financiers peut transmettre à la juridiction saisie d'une action en réparation d'un préjudice qui en fait la demande les procès-verbaux et les rapports d'enquête ou de contrôle qu'elle détient dont la production est utile à la solution du litige. »

Ces pièces ont vocation à être utilisées à l'appui d'une demande en réparation du préjudice subi du fait des manquements retenus par le régulateur, notamment dans le cadre d'actions de groupe qui sont désormais autorisées en cas d'atteinte à la concurrence ou aux règles de fonctionnement des marchés financiers. Cette "irruption" me paraît poser au moins deux difficultés au regard du principe de loyauté :

- une situation d'inégalité est créée entre la partie qui est à la fois partie au procès civil et à l'instance pénale et celle qui n'est pas partie au pénal ; seule la première peut communiquer des pièces extraites du dossier pénal ; elle est libre de sélectionner les pièces qui lui sont favorables, en laissant de côté les autres, sans que son contradicteur ne puisse exercer de contrôle ;
- des pièces pénales considérées comme déloyales selon les principes de droit civil se retrouvent admises dans le procès civil, ce qui créée une incohérence éminemment regrettable.

La solution pourrait passer par une harmonisation des deux systèmes probatoires.

Source : Actualités du droit